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  • Le vieux pinceau


    C'était un bout de plage. Un bout de plage sauvage, en extrémité d'un vieux village où le temps, impassible, semblait s'être arrêté. C'était l'automne. Les rues étroites du village ne s'étaient pas encore refroidies. D'ailleurs, ces rues pouvaient-elles un jour vraiment se refroidir ? Nous étions sur les rives de cette mer que d'aucuns prétendent grecque, d'autres, romaine, qui d'ailleurs se l'étaient appropriée, d'autres enfin, sarrasine.
    C'était un village, aux rues étroites, aux maisons arborant des façades blanches, d'où ressortait le rouge sang des fleurs de géranium pas encore endormies. Les toitures étaient des terrasses, utilisées comme lieux d'étendages, terrains de jeux, débarras de plein vent où les hommes du village, pécheurs et cultivateurs confondus faisaient sécher l'ail et l'oignon, mais aussi les poulpes, les filets de bonite, de thon, voire d'espadon, et parfois, bien à l'abri des chats, leurs œufs si précieux.
    Les femmes y montaient en milieu de matinée pour étendre le linge du jour et ramasser celui de la veille, papoter avant de reprendre leurs tâches ménagères, alors leurs seules activités, car les us étaient bien ancrés. Les après-midi, chaque terrasse devenait le terrain de jeu des enfants qui s'y dépensaient plus que de raison, envahissant l'air de leurs cris, de leurs rires, de leurs peurs, et parfois de leurs pleurs.
    Le soir, c'était le lieu où les hommes, prenant le frais, se détendaient après les fatigues de la journée pour les plus jeunes, tentaient d'oublier les douleurs de la vie pour les plus anciens, et tous regardaient qui le ciel, qui la mer, qui son champ, les deux derniers se partageant allégrement la vie du village.
    La nuit, c'était alors le domaine des chats dont, étonnamment, la quasi-totalité était d'un blanc d'hermine. Ils se confondaient avec les murs des maisons et de leurs terrasses. Parfois, on les entendait miauler, feuler, se battre. Jamais ronronner.
    Le matin, on pouvait remarquer sur les murs des taches de sang, que seule l'humidité – car il ne pleuvait pratiquement jamais – arrivait, peu à peu, à effacer.

    Mes pas m'avaient amené sur ce bout de plage, attiré par une vieille cabane en bois qui avait dû être blanche, mais que le temps avait grisée et passablement agressée. Ses planches étaient un peu disjointes, et sa toiture hésitait entre l'envol et l'effondrement. Cependant, elle était là, bien ancrée dans le sable, comme défiant la mer et les vents marins, qui savent, parfois, être si terribles.
    Derrière la cabane sortait du sable, comme un gros serpent sombre, une vieille chaîne aux maillons rouillés, bien qu'encore solides. Le dernier maillon arborait, comme on arbore un bijou antique, un anneau de bronze sur lequel, un temps, une esclave des maures, toujours présents, et jamais loin, avait dû verser des océans de larmes. À cet anneau, un vieux cadenas, lui aussi rouillé, épousait une autre vieille chaîne, tout autant corrodée, laquelle menait à une vieille barque en bois.
    C'était une de ces barques qui n'avaient jamais connu le moindre moteur, et qui, à la seule force des bras, puis avec l'aide des vents, parcouraient l'espace quasi infini de l'onde marine. L'emplacement des rames et celui du mât étaient encore bien visibles, mais il y avait bien longtemps que les rames ne caressaient plus la mer, que le mât ne tutoyait plus les étoiles. Ils avaient de concert quitté le bord, abandonnant sur cette grève leurs victoires, leurs défaites, leurs anciens rêves communs.
    Pourtant, cette barque était encore belle et fière. Elle paraissait neuve. Et pour cause, à ses côtés, un vieux pêcheur finissait de la repeindre. Je le saluai et entrai en conversation en le félicitant pour l'état de sa barque. Nous nous sommes assis sur le sable, il m'a offert un café qu'il tenait bien au chaud dans un thermos à l'ancienne : une bouteille de verre entourée d'une grosse serviette, et il m'a parlé. Longuement. Il m'a raconté l'histoire, ou une partie de l'histoire de sa barque.
    Son frère aîné l'avait fait construire il y a bien longtemps. Le père du charpentier de marine qui l'avait assemblée aurait sans doute pu glaner sur les grèves des restes de « Trafalgar ». Depuis, et pendant des dizaines d'années, ils sortaient tous les deux pêcher, quand l'anchois, quand la sardine, quand le maquereau, quand le thon, parfois le requin, plus rarement enfin, l'espadon. Les poulpes aussi, bien sûr, et les calamars, même les langoustes, mais curieusement, jamais ils n'ont remonté de homard, les eaux étant sans doute trop chaudes ou peu propices. La barque a toujours porté les mêmes couleurs : le bleu sous la ligne de flottaison, pour s'assortir à la plus jolie des couleurs de la mer, car, croyait-il, ce n'est pas le ciel qui se reflétant donne sa couleur à la mer, c'est l'inverse, la preuve, disait-il, c'est que « quand la mer est grise, le ciel l'est aussi »... – logique imparable. La coque était blanche, en l'honneur de l'écume des vagues – moi, je pensais que c'était par économie, la même peinture que celle des maisons –, les bancs étaient verts, comme les algues, et le fond était rouge sang, pour que la foudre n'aperçoive pas les taches de sang laissées par les poissons. « La foudre, aimant le sang des poissons, n'hésite pas, pour s'en délecter, à frapper toutes les malheureuses barques des pêcheurs ignorants, ou irrespectueux de la tradition. » J'étais surpris de cette dernière raison, mais les croyances empreintes de paganisme sont encore légion...
    Un jour, alors qu'ils sortirent par mer calme et qu'ils étaient au large, une tempête se leva, sans aucun signe avant-coureur, subite et terrible, comme toujours en cette mer, fidèle à sa réputation. Alors qu'ils s'empressaient de relever avant l'heure un lourd filet, pour rentrer se mettre à l'abri, une vague assassine les fit basculer tous deux par-dessus bord. Le vent et le courant poussaient la barque bien plus vite qu'eux. Ils comprirent immédiatement que le pire était à craindre. Et le pire, bien sûr, arriva. Après avoir longtemps lutté contre les flots déchaînés, il fut retrouvé inconscient, échoué sur une plage, à quelques kilomètres d'ici. Mais aucune trace de son frère. La barque, elle, fut retrouvée intacte, échouée également sur une plage de sable, mais à plus de 40 kilomètres de là.
    Elle n'avait pas souffert, ou très peu. Il la remit en état de son mieux, l'arma de nouveaux filets, de nouvelles lignes et, après quelques semaines, repartit en mer. Seul, cette fois. Mais le temps qui s'écoulait de plus en plus vite pesait aussi de plus en plus lourd sur ses épaules. Bientôt, il devint trop vieux. Alors, il la désarma définitivement et l'installa sur cette plage. Il construisit la cabane, et, tous les 4 ans, il quittait le village si proche, pour venir y vivre pendant environ trois semaines. Parfois plus, rarement moins. Il apportait avec lui son eau, son vieux Xérès dans un petit fût, et armé d'abrasif, d'étoupe, et de peintures, et d'un produit magique, il lui refaisait une beauté. Et c'est vrai qu'elle était belle, sa barque.
    — Mais, lui demandai-je, ne craignez-vous pas que des malfaisants viennent l'endommager, voire vous la voler ?
    Il esquissa un sourire, puis fit sortir d'entre ses fines lèvres pincées un son que je n'entendis pas et soudain, je vis apparaître dans la barque deux scorpions jaunes, magnifiques, impressionnants par leur taille, inquiétants par l'horreur qu'ils inspiraient, qui, comme s'ils étaient dressés, répondaient à son appel. Et c'était bien cela.
    — Malheur à qui s'amuserait à faire du mal à ma belle. Il serait immédiatement piqué. Rassurez-vous, leurs piqûres, pour douloureuses qu'elles soient, ne sont pas mortelles. Et soyez doublement rassuré, ils ont vu et senti que vous n'étiez pas un mauvais personnage. Même si vous montez dans la barque, hors de ma présence, ils ne vous feront rien, car ils savent que vous serez, si vous ne l'êtes déjà, un ami.
    Flatté d'être entré en son amitié, je n'étais cependant pas trop rassuré.
    La nuit, il dormait dans sa cabane au toit vétuste, aux murs écaillés, qu'il n'entretenait pas. Seule comptait La Barque. Le jour, il partait le matin, à la nage, poser à la main, à quelque 500 m du bord, une ligne avec deux seuls hameçons qu'il relevait vers midi et qui lui assurait, normalement, ses repas. Il faisait griller ses prises dans un trou dans le sable, au fond duquel il faisait brûler et réduire en braise toute une réserve de bois flotté qu'il allumait avec des morceaux de roseaux séchés. Le reste de ses journées était réservé à l'entretien de la barque. C'est qu'âgé, il allait lentement. Très lentement. Comme si le temps, enfin, ne comptait plus.

    Je revins tous les quatre ans, et, tous les quatre ans, nous entamions de larges discussions. Parfois, nous ne disions rien. Je m'asseyais, il travaillait, nous étions devenus de vrais amis. Les gardiens, effectivement, me reconnaissaient. Ils venaient même parfois se chauffer au soleil en montant sur mes genoux. Quand je lui proposais de l'aider, il remuait la tête en souriant et répondait : « ... peut-être plus tard... oui, plus tard... peut-être. »
    Le temps, éternel fugitif, a passé et alors que je venais pour la quatrième fois, quelle ne fut pas ma surprise de voir que le toit de la cabane avait choisi l'envol. Ce devait être, à en juger des restes, par une sévère tempête de vent de mer. Passant la cabane, quelle ne fut pas ma tristesse de voir La Barque sans ses nouvelles peintures, toute craquelée, abandonnée. L'intérieur de la cabane était vide de tout objet. Seuls de vulgaires déchets laissés là par des promeneurs peu scrupuleux jonchaient le sol. Je compris que mon vieil ami s'en était allé rejoindre son épouse et son frère.
    Je n'avais plus rien à faire ici. Si. Il me restait une chose à faire. Je partis sur la grève et longeai la mer pendant des heures. À mon retour, il faisait presque nuit. J'ai attendu que les étoiles se montrent, puis je me suis installé sur La Barque. Là, je disposai au sol une myriade d'astéries que je venais de glaner sur la plage, et restai assis, les yeux au ciel. Une sensation de picotement me fit redescendre sur terre. Sur mes cuisses, les gardiens me regardaient. Ils étaient trois désormais. Avaient-ils l'air tristes ? Est-ce triste, un scorpion ? Ils semblaient m'avoir reconnu, ne manifestant aucune animosité. Sans doute cette histoire de gardiens n'était qu'une invention de mon vieil ami, ces bêtes-là, malgré leur apparence et leur réputation, étaient probablement inoffensives jouant de leur aspect qui, pour ma part, ne me répugnait plus. J'en étais même venu à les trouver beaux. La beauté est dans la nature et toute la nature est belle.
    Je m'allongeai sur le banc et m'endormis serein. La nuit fut calme, douce, et sans rêve. Parfois, ouvrant les yeux, je jugeais du temps passé à la position des étoiles. Au matin, au réveil, les gardiens avaient disparu. Mais, et là, je ne savais quoi penser, étais-je bien réveillé, mes étoiles de mer s'étaient elles aussi enfuies. À leur place, un vieux pinceau.
    .....

    Je filai au village, achetai de quoi me nourrir, des outils, du bois, un fût de Xérès, de l'eau, de quoi poncer, et de quoi peindre, des pinceaux neufs, et surtout des pots de peinture, bleu pour sous la ligne de flottaison, pour s'assortir à la plus jolie des couleurs de la mer, blanche pour la coque, en l'honneur de l'écume des vagues, vert pour les bancs, comme les algues, et pour le fond, du rouge sang, pour que la foudre n'aperçoive pas les taches de sang...
    Je commençai par remettre en état la cabane, ce qui, à mon grand étonnement, était aisé et fut rapidement mené. Mais je ne la peignis point, mon défunt ami ne le faisant pas.
    Heureusement que, pour nourriture, j'avais amené de quoi, car je ne posai pas sa ligne – que j'avais retrouvée sous le sable, dans la cabane, les hameçons rongés par la rouille, en nageant jusqu'aux 500 m, comme le faisait mon vieil et regretté ami, ayant horreur de l'eau. Une façon détournée d'avouer que la nage n'était pas mon fort, enfin, bref, vous avez compris : je ne sais pas nager. Une canne à pêche m'a cependant offert, mais de rares fois, quelques grillades de poissons infiniment plus petits que ceux que ramenait mon vieil ami. Le sable était facile à creuser, tant pour y chercher des vers que pour y faire un feu sans danger, et les bois flottés étaient toujours à portée de main.
    J'avais donc pu creuser un grand trou pour y allumer le feu afin d'y griller mes poissons, embrochés sur des piques de roseaux savamment taillés, plantés sur le rebord sableux, et déposés en oblique à quelques centimètres du feu et des braises, à la façon locale « al espeto ».
    S'attaquer à La Barque, c'était autre chose. C'est que depuis, j'avais, moi aussi, pris de l'âge. Lentement, tâtonnant, elle fut mise à nu. C'est alors que je vis que le bois avait été attaqué par ces bestioles xylophages, hantise des hommes de mer. Je retournai au village acheter de quoi y parer, mais ne trouvai aucun de ces produits si maléfiques en somme, qui envahissent les rayons de nos magasins de bricolage. M'étant ouvert à des personnes que je savais proches de mon vieil ami, un d'entre eux me fit cadeau d'un seau où reposait un mélange malodorant d'herbes et de minéraux broyés, qu'il me faudrait mouiller et touiller, mais « après le coucher du soleil » – encore ces croyances intemporelles. C'était le fameux « produit magique », que j'avais oublié.
    Je remerciai, retournai à La Barque, et, en attendant la tombée du jour, perfectionnai le décapage. À la main, bien sûr. Je suais sang en eau. C'est alors que je vis que des lattes de bois laissaient passer le jour. Certes, La Barque ne naviguerait plus jamais, mais je ne pouvais la laisser ainsi. Heureusement, de l'étoupe, que j'avais négligemment oubliée, on en trouvait encore au village. Le jour enfin céda à la nuit, et je m'empressai de procéder au mouillage de la mystérieuse mixture qui viendrait à bout de ces nuisibles mangeurs de bois. À l'aube, et avant le lever du soleil, je badigeonnai comme un forcené. Mais mince, les gardiens ! Ils sortirent tous les trois et vinrent se réfugier dans la cabane redressée. Quel imprudent ! Me le pardonneraient-ils ?
    Que ce fut long. Couche après couche, La Barque reprenait ses couleurs, sa luminance, son allure. Enfin arriva le moment où je pus la regarder sans ressentir le besoin d'en remettre une couche, expression jamais aussi adaptée. Je la laissai sécher trois jours. La troisième nuit, je vins m'y allonger. Les trois gardiens, qui l'avaient déjà réinvestie, vinrent se poser sur mes cuisses. Ils m'avaient pardonné.
    Je restai deux jours de plus, à ne rien faire, puis quittai les lieux, ne sachant pas si cette fois, je reviendrais.
    Quatre ans après pourtant, j'étais de retour, comme aimanté. Mais là, le choc. De la cabane, il ne restait plus qu'une trace brunâtre sur le sable, reste d'un tas de cendres. Elle avait été incendiée et si elle avait brûlé, moi, je brûlais de rage, et était envahi d'une étrange peine... Quelques vandales étaient venus sacrifier à leur vice odieux. J'avais souvent craint le pire, et le pire, bien sûr, s'était produit. De  La  Barque, de Notre belle Barque, seule une petite partie de la proue se dressait encore, symbole d'une résistance désormais inutile. Tout le reste était encore en partie présent, mais sérieusement calciné. Je restai abasourdi.
    Assis sur le sable, adossé contre la proue, les yeux embués, je ne savais que penser. Je revoyais mon vieil ami partir à la nage avec sa ligne enroulée sous son bras, assis sur le sable, ses pinceaux à la main, je repensais à ses longs moments où l'amitié coulait dans nos veines, dans nos paroles, dans nos verres... Soudain, un chatouillis sur mon épaule me fit tourner la tête. Un gardien, un seul, était là. Je le pris dans ma main, et l'élevai à hauteur de mon visage, et nous sommes restés longtemps ainsi, à nous regarder, sans bouger.
    Que se passa-t-il alors ? Un charme de vieux sorcier ? Je crus entendre la voix de mon vieil ami :
    « Ils étaient deux. Deux jeunes. Du village. Deux jeunes que j'ai vus naître, et fait sauter sur mes genoux. Ils étaient déjà saouls quand ils sont arrivés et ils ont encore bu, mais bu... À la fin, ils se sont disputés. Un d'entre eux est monté sur la barque et a commencé à démonter le banc, sans doute pour s'en faire une sorte d'arme. Les gardiens n'ont pas failli. Ils l'ont sévèrement piqué en plusieurs endroits. Affolé, dégrisé, calmé, son comparse cassa une bouteille pour, avec un tesson, lui entailler les piqûres, croyant ainsi faire sortir le venin. Mais il l'entailla trop fort, et qui plus est, tomba sur une artère. Et le sang jaillit plus que nécessaire. Ils s'enfuirent en courant, laissant derrière eux la barque ensanglantée. Ce n'aurait rien été si seul le fond eut été tâché, mais le banc, vert, et la coque blanche...
    Et la foudre l'a vu, et je suis le seul scorpion survivant. Bien sûr, je leur ai pardonné. Ils n'avaient pas l'intention de faire le mal. Je me suis dit que c'était le destin.
    Voilà, tu sais tout. Maintenant, vois-tu, il me reste une chose à te demander. Mon épouse et mon frère partis, ma barque détruite, la cabane ne comptait pas, mais merci de l'avoir relevée, je n'ai plus rien à faire ici. Rester ? Pour quoi faire ? Garder un bout de bois calciné ? Sois gentil. Amène-moi avec toi. »
    Je ne me fis pas prier. Je quittai les lieux, le scorpion, mon vieil ami, sur l'épaule.
    Vous avez du mal à me croire n'est-ce pas ? Venez donc me voir. Je vous montrerai chez moi, au-dessus de ma cheminée, sur une étagère, un vieux pinceau que surveille un vieux scorpion avec qui vient parfois jouer un vieux chat. Un vieux chat tout blanc... aux yeux rouge sang.

     

    source : https://short-edition.com/fr/oeuvre/nouvelles/le-vieux-pinceau


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  • Contes philosophiques

    L'essentiel

    « Là, maintenant, ça va. Mais qu'est-ce que je vais devenir avec un ami renard, une rose et des boîtes à moutons, pour toujours, pour l'éternité ? Mon aviateur, je lui raconte mes histoires, je lui explique ma vie et il prend des notes, il va écrire un livre sur moi j'en suis sûr, parce qu'il est écrivain et poète. Il ne se rend pas compte que je vais grandir et vieillir, et pour ceux qui liront ce livre, s'ils sont enfant, ça ira, ça les amusera, mais ils grandiront et vieilliront eux aussi, et là, ça n'ira plus, ils en riront, car ils comprendront bien que de ma toute petite planète, je ne pouvais pas tout comprendre et que je faisais le fanfaron avec mes rencontres, et ils penseront que j'ai profité du fait que mon aviateur était perdu et un peu naïf.
    Comme il est écrivain, il doit bien écrire, et le livre sera peut-être lu par beaucoup, beaucoup de gens et moi je vais passer pour un petit sermonneur et je vais rester coincé dans ce petit livre pour l'éternité avec ma rose mon boa et ma boîte à mouton. Il ne comprend pas que tous les enfants racontent des histoires et qu'il ne faut pas en faire une montagne, ils font ça parce qu'ils naissent dans un monde inconnu et qu'ils doivent se protéger, et qu'on se bat avec ce qu'on a. Les enfants, eux, leurs armes ce sont les histoires. Ils sont rusés les enfants, plus encore que les renards. L'aviateur m'a raconté l'histoire du Petit Poucet, c'était un petit malin celui-là, et encore il était gentil, ce n'est pas le cas de tous les enfants.
    Les enfants sont souvent cruels et menteurs, l'aviateur m'a raconté les sœurs de Cendrillon, mais il veut continuer à croire que lorsqu'on est enfant, on est beau, gentil et intelligent et qu'en grandissant on oublie tout et qu'on ne voit plus rien avec le cœur. Mais alors ce ne sont pas les grands qui enseignent aux enfants ?
    Je me suis vraiment interrogé quand j'ai rencontré l'homme qui comptait les étoiles, le vaniteux et tous les autres. C'est à désespérer de grandir.


    Si mon aviateur pense que mes aventures méritent d'être dans un livre, c'est qu'il croit qu'elles feront comprendre aux Hommes comment mieux vivre. Je pense que sa chute en avion lui a renversé ses idées. Je me fais du souci pour lui. Il n'arrive même pas à réparer son avion puis moi je ne peux pas rester tout le temps avec lui, je dois rentrer, je veux retrouver ma rose et mes couchers de soleil, j'en ai assez de le voir m'écouter, c'est ridicule, c'est ça être poète ? Boire les paroles d'un enfant ? J'aurais dû être moins bavard, ne pas lui raconter toutes mes aventures, l'idée du livre ne lui serait pas venue. Il ne faut absolument pas qu'il l'écrive, je ne veux pas qu'il fasse de moi un petit personnage, une espèce de petit prince avec une grande cape qui sous ses airs naïfs serait un donneur de leçons. Ah, ça, non !
    Plus je réfléchis et plus je pense qu'il ne doit pas rentrer, s'il restait dans le désert il ne pourrait pas l'écrire ce livre de rien du tout, enfin personne ne pourrait le lire. »



    Alors le Petit Prince profite de la sieste de l'aviateur pour lui dérober ses quelques outils et les enterrer loin, très profond dans le sable.
    Si l'essentiel est invisible pour les yeux, notre aviateur n'est pas p
    rès de les retrouver.

     

    source : https://short-edition.com/fr/oeuvre/nouvelles/lessentiel-9


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